II
L’HIVER HOLLANDAIS

Les semaines et les mois passèrent, jusqu’au cœur de l’hiver. Notre général. Don Ambrosio Spinola, resserra un peu plus l’étau qui étouffait les provinces rebelles. Et pourtant, nous perdions les Flandres, nous n’en finissions plus de les perdre, jusqu’au jour où nous les perdîmes. Seule la puissante machine militaire espagnole soutenait le lien toujours plus fragile avec ces terres si lointaines qu’un courrier mettait trois semaines en crevant les chevaux de poste pour atteindre Madrid. Au nord, les États généraux, soutenus par la France, l’Angleterre, Venise et d’autres ennemis, consolidaient leur rébellion avec l’aide du culte calviniste, plus utile pour les affaires de leurs bourgeois et de leurs commerçants que la vraie religion, oppressive, surannée et si peu pratique pour ceux qui préféraient un Dieu qui encourageait le lucre et le bénéfice, secouant ainsi au passage le joug d’une monarchie castillane trop distante, centralisatrice et autoritaire. De leur côté, les États catholiques du Sud, encore loyaux, commençaient à se lasser du coût d’une guerre qui allait durer quatre-vingts ans, ainsi que des exactions et abus de soldats que l’on considérait de plus en plus comme des troupes d’occupation. Tout cela envenimait plus qu’un peu la situation, sans parler de la décadence de l’Espagne, où un roi bien intentionné mais incapable, un favori intelligent mais ambitieux, une aristocratie stérile, des fonctionnaires corrompus et un clergé aussi stupide que fanatique nous précipitaient tête baissée vers l’abîme et la misère, alors que la Catalogne et le Portugal menaçaient de se séparer de la Couronne, pour toujours dans le cas du Portugal. Pris entre les rois, les aristocrates et les curés, dont les coutumes religieuses et civiles tenaient dans le mépris ceux qui prétendaient gagner honorablement leur pain avec leurs bras, les Espagnols préféraient chercher fortune en combattant dans les Flandres ou en conquérant l’Amérique, à la recherche du coup de chance qui leur permettrait de vivre comme des gentilshommes, sans payer d’impôt ni lever le petit doigt. C’est pour cette raison que se turent nos ateliers et nos échoppes, que l’Espagne se dépeupla et s’appauvrit, réduite à n’être plus, d’abord, qu’une légion d’aventuriers, puis un peuple d’hidalgos mendiants, et finalement une racaille de méprisables Sancho Pança. C’est ainsi que le vaste héritage que le roi avait reçu de ses ancêtres – cette Espagne sur laquelle le soleil ne se couchait jamais, car lorsque l’astre se cachait dans un de ses confins il se levait ailleurs – continuait d’être ce qu’il était uniquement grâce à l’or rapporté par les galions des Indes et aux piques des vieux tercios – les fameuses lances que Diego Velázquez allait bientôt immortaliser précisément à travers nous. Malgré notre décadence, on ne nous méprisait pas encore et on nous craignait toujours. Si bien qu’à bon droit et en toute justice, camouflet pour les autres nations, on pouvait encore dire :

Qui parle ici de guerre ? Est-ce que notre mémoire brille encore au nom de Castille ? Et tremble-t-elle d’effroi la terre ?

Le lecteur me pardonnera si je me compte avec fort peu de modestie dans le paysage. Mais, à cette époque de la campagne des Flandres, le jeune Íñigo Balboa dont vous avez fait la connaissance lors de l’aventure des deux Anglais et de celle du couvent n’était plus né de la dernière pluie. L’hiver de l’an mille six cent vingt-quatre, que le Tercio de Carthagène passa en garnison à Oudkerk, me trouva grandi et rempli de vigueur. Je vous ai déjà dit que l’odeur de la poudre m’était bien familière et, si mon âge m’interdisait d’empoigner la pique, l’épée ou l’arquebuse, mon état de valet de l’escouade dans laquelle servait le capitaine Alatriste avait fait de moi un garçon rompu aux affaires de la guerre. Mon instinct était déjà celui d’un soldat. J’étais capable de flairer l’odeur d’une mèche d’arquebuse à une demi-lieue. Au bruit, je pouvais donner le poids en livres et en onces de chaque boulet de canon ou balle de mousquet que l’on tirait. J’avais aussi acquis un talent singulier pour ce que nous autres valets d’armée appelions fourrager, c’est-à-dire battre la campagne en petites bandes, à la recherche de bois pour nous réchauffer et de nourriture pour nous et les soldats. C’était une tâche indispensable quand, sur les terres dévastées par la guerre, les vivres manquaient. Il fallait bien alors nous débrouiller par nous-mêmes. Ce n’était pas toujours une partie de plaisir, comme ce jour à Amiens où Français et Anglais nous tuèrent quatre-vingts valets, dont certains n’avaient pas plus de douze ans, qui fourrageaient dans les champs, barbarie, même en temps de guerre, dont les Espagnols se vengèrent sans tarder en trucidant deux cents soldats de la blonde Albion. À bon chat bon rat. Et s’il est vrai que les sujets des reines et rois d’Angleterre nous menèrent la vie dure au cours de nombreuses campagnes, il faut dire que nous en expédiâmes plus d’un dans l’autre monde. Sans être aussi robustes que ces buveurs de bière, ni aussi blonds, ni aussi braillards, au compte de l’arrogance nous les dépassions de plusieurs têtes. Et si l’Anglais combattit toujours avec le courage de sa superbe nationale, nous le fîmes quant à nous avec tout notre désespoir national, ce qui n’était pas de la roupie de sansonnet. Nous le leur fîmes payer très cher, à eux et à tant d’autres :

Il en fut donc ainsi, mais ce n’est rien, une jambe seulement, sous le boulet. Mais que pensent ces maudits luthériens qui prennent mes jambes, laissent mes mains ?

Enfin, ce qui est sûr, c’est que durant cet hiver d’escarmouches, de lumière indécise, de brouillard et de pluie grise, je fourrageai et rôdai un peu partout sur cette terre flamande qui n’était pas aride comme la majeure partie de l’Espagne – encore une fois, Dieu ne nous avait pas gâtés –, mais verdoyante comme les prés de mon Oñate natal, à ceci près qu’elle était beaucoup plus plate et sillonnée de rivières et de canaux. Dans cette activité, je faisais preuve d’une grande habileté quand il s’agissait de voler des poules, de déterrer des navets, de poser la dague sur le cou de paysans aussi affamés que moi pour leur dérober leur maigre pitance. Bref, j’avais fait, et j’allais encore faire pendant plusieurs années, des choses dont je ne suis pas fier. Mais je survécus à l’hiver, je portai secours à mes camarades et je devins un homme dans toute la terrible acception du terme :

Au service du roi, j’ai ceint l’épée avant qu’aux lèvres le poil m’ait poussé… comme l’écrivit à propos de lui-même Lope de Vega. Je perdis aussi mon pucelage – ou ma vertu, pour parler comme le bon père Ferez. À cette époque de ma vie, moitié valet d’armée et moitié soldat en pays flamand, c’était l’une des rares choses que je pouvais encore perdre. Mais cette affaire ne concerne que moi et je n’ai pas l’intention de vous en faire ici la relation détaillée.

L’escouade de Diego Alatriste était le fer de lance de la compagnie du capitaine Carmelo Bragado. Elle était formée de soldats triés sur le volet, d’hommes qui avaient du cœur au ventre, la lame facile et peu de goût pour les afféteries, habitués à souffrir et à se battre, tous vieux soldats ayant au moins à leur compte la campagne du Palatinat ou des années de service en Méditerranée avec les tercios de Naples ou de Sicile, comme Curro Garrote. D’autres, comme le Majorquin José Llop ou le Biscayen Mendieta, s’étaient battus en Flandres avant la trêve de douze ans. Quelques autres encore, comme Copons, natif de Huesca, et le capitaine Alatriste, comptaient dans leurs états de service jaunissants les dernières années du bon Philippe II – que Dieu l’ait dans Sa gloire –, sous les drapeaux duquel, comme allait le dire Lope de Vega, ils avaient tous les deux ceint l’épée quand ils étaient encore presque imberbes. Entre pertes et enrôlements, l’escouade totalisait d’ordinaire de dix à quinze hommes. Sa seule fonction spécifique au sein de la compagnie était de se déplacer rapidement et de prêter main-forte aux autres, mission pour laquelle elle comptait une demi-douzaine d’arquebuses et autant de mousquets. L’escouade présentait la singularité de ne pas avoir de chef. En campagne, elle se trouvait placée sous les ordres directs du capitaine Bragado, qui tantôt l’employait au front avec le reste des troupes, tantôt la laissait aller à sa guise pour des coups de main, escarmouches et incursions en territoire ennemi. Comme je l’ai dit, ces soldats étaient tous aguerris et connaissaient leur métier. Ils n’avaient pas de hiérarchie formelle. Peut-être est-ce la raison pour laquelle une sorte d’accord tacite attribuait le commandement à Diego Alatriste. Quant aux trois écus de prime que touchaient les chefs d’escouade, c’était le capitaine Bragado qui les empochait, car il était inscrit à ce poste dans les papiers du régiment, sans parler de ses quarante écus de solde comme capitaine en titre de la compagnie. Même s’il était de bonne souche, comme son nom l’indiquait, et s’il se montrait raisonnable tant qu’on ne manquait pas à la discipline, Don Carmelo Bragado était de ceux qui, entendant tinter une pièce de monnaie, s’écrient aussitôt qu’elle est à eux. Il ne laissait jamais passer devant lui le moindre maravédis et comptait même les morts et les déserteurs dans ses effectifs pour détourner leur solde, quand il y en avait une. Mais cette pratique était courante et nous pouvons dire à la décharge de Bragado que jamais il ne refusa de secourir les soldats qui avaient besoin de lui. Il avait proposé à deux reprises à mon maître le poste de chef d’escouade, mais celui-ci l’avait chaque fois décliné. Quant à l’estime dans laquelle Bragado tenait le capitaine Alatriste, je dirai seulement que quatre ans auparavant, lors de la bataille de la Montagne-Blanche, de l’échec du premier assaut de Tilly et de la deuxième attaque menée sous les ordres de Boucquoi et du colonel Don Guillermo Verdugo, Alatriste et le capitaine Bragado – de même que mon père, Lope Balboa – étaient montés au front épaule contre épaule, se battant pour un pouce de terrain entre des rochers couverts de cadavres. Un an plus tard, dans la plaine de Fleurus, quand Don Gonzalo de Córdoba gagna la bataille mais que le Tercio de Carthagène fut presque anéanti après avoir résisté sans broncher à plusieurs charges de cavalerie, Diego Alatriste fut parmi les derniers Espagnols qui, impavides, maintinrent leurs rangs autour du drapeau que brandissait le capitaine Bragado, le porte-drapeau étant mort et tous les autres officiers avec lui. À cette époque, pardieu, et pour ces hommes, ces choses avaient encore une signification.

Il pleuvait sur les Flandres. Et, morbleu, il plut tant et plus durant ce maudit automne, et aussi durant ce maudit hiver qui vit le sol se transformer en bourbiers et fondrières, sillonné en tous sens par des rivières, des canaux et des digues qui semblaient avoir été tracés par la main du diable. Il plut des jours, des semaines, des mois entiers sur ce paysage gris aux nuages bas : terre étrangère, langue inconnue, population qui nous détestait et nous craignait à la fois, champs dévastés par la saison et la guerre, où il n’y avait rien pour se défendre du froid, des vents et de l’eau. Là-bas, on ne trouvait ni pêches, ni figues, ni cerises, ni poivre, safran, olives, orangers, romarin, pins, lauriers ou cyprès. Jusqu’au timide soleil qui n’était qu’un disque tiède se déplaçant paresseusement derrière le voile des nuages. Nos hommes bardés de fer et de cuir qui marchaient droit en songeant, la mort dans l’âme, aux ciels lumineux du Sud étaient bien loin de chez eux, à l’autre bout du monde. Et ces soldats rudes et superbes, qui rendaient aux terres du Nord la visite reçue des siècles plus tôt, lors de la chute de l’Empire romain, se savaient peu nombreux et loin de tout pays ami. Nicolas Machiavel avait écrit que la valeur de notre infanterie procédait de la simple nécessité et le Florentin avait reconnu à contrecœur – il n’avait jamais pu souffrir les Espagnols – « que combattant en terre étrangère et paraissant obligés à mourir ou à vaincre pour ne pas prendre la fuite, ils font de très bons soldats ». Il en fut ainsi dans les Flandres, où les Espagnols ne furent jamais plus de vingt mille hommes au total et plus de huit mille à la fois. Mais c’était justement cette force qui nous avait permis d’être les maîtres de l’Europe durant un siècle et demi : savoir que seules les victoires nous mettaient à l’abri d’une population hostile et que, si nous étions vaincus, aucun lieu de retraite ne serait suffisamment proche pour que nous puissions l’atteindre. C’est pour cette raison que nous nous battîmes jusqu’à la fin avec la cruauté de l’ancienne race, le courage de celui qui n’attend rien de personne, le fanatisme religieux et l’insolence qu’un de nos capitaines, Don Diego de Acuña, exprima mieux que personne dans ces vers passionnés :

Pour l’Espagne ; et celui qui veut la défendre meurt honoré ; celui qui, traître, l’abandonne n’a personne qui lui pardonne, ni une terre où trouver abri, ni sur ses restes un crucifix, ni les mains d’un bon fils pour lui fermer les yeux.

Comme je vous le disais, il pleuvait des hallebardes le matin où le capitaine Bragado fit une visite d’inspection des postes avancés où était cantonnée sa compagnie. Le capitaine était originaire du Bierzo, dans la province de León. Haut de six pieds, il avait réquisitionné un grand cheval de trait hollandais dont la taille convenait à la sienne et dont les fortes pattes lui permettaient de franchir les bourbiers. Diego Alatriste était appuyé contre la fenêtre, observant les gouttes de pluie qui coulaient sur les épais carreaux couverts de buée, quand il le vit apparaître sur la digue, monté sur son cheval, les rebords de son chapeau vaincus par l’eau, une capote cirée sur les épaules.

— Verwarm wijn, chauffez un peu de vin, dit Alatriste dans un flamand hésitant à la femme qui se trouvait derrière lui.

Il continua à regarder par la fenêtre tandis que la femme ranimait le misérable feu de tourbe qui brûlait dans le poêle et posait dessus un pichet qu’elle avait pris sur la table, parmi les morceaux de pain et les restes de choux bouilli qu’engloutissaient Copons, Mendieta et les autres. Tout était sale. La suie du poêle tachait le mur et le plafond. Tous ces corps enfermés entre ces quatre murs dégageaient une odeur puissante à cause de l’humidité qui suintait des poutres et des tuiles, une odeur si dense qu’on aurait cru pouvoir la fendre avec les dagues ou les épées qui traînaient un peu partout, à côté des arquebuses, des casaques en cuir de Cordoue, des manteaux de pluie et du linge sale. La pièce sentait la caserne, l’hiver et la misère. Elle sentait le soldat et les Flandres.

La lumière grisâtre de la fenêtre creusait les cicatrices et les traits du visage mal rasé de Diego Alatriste, glaçant encore davantage ses yeux clairs et fixes. Il était en bras de chemise, un pourpoint jeté sur ses épaules. Deux mèches d’arquebuse nouées sous ses genoux retenaient les hautes tiges de ses bottes de cuir rapiécées. Sans s’écarter de la fenêtre, il vit le capitaine Bragado mettre pied à terre, pousser la porte, puis, secouant l’eau de son chapeau et de sa capote, entrer en lâchant un ou deux jurons bien sentis, maudissant l’eau, la boue et toutes les Flandres.

— Continuez à manger, dit-il. Au moins vous avez quelque chose à vous mettre sous la dent.

Les soldats, qui avaient fait le geste de se lever, continuèrent à avaler leurs maigres rations et Bragado, dont les vêtements se mirent à fumer lorsqu’il s’approcha du poêle, accepta sans façon un peu de pain dur et un bol rempli de rogatons de choux que lui tendit Mendieta. Puis il regarda longuement l’hôtesse en prenant le pichet de vin chaud qu’elle lui glissa entre les mains. Après s’être réchauffé un peu les doigts sur le métal brûlant, il but à petits traits, regardant du coin de l’œil l’homme qui était toujours debout devant la fenêtre.

— Pardieu, capitaine Alatriste, fit-il quelques instants plus tard, vous n’êtes pas trop mal installés ici.

Il était un peu étrange d’entendre le capitaine de la compagnie appeler de façon si naturelle Diego Alatriste, ce qui montre bien à quel point son surnom était connu de tous et respecté même par les officiers. Quoi qu’il en soit, bouche bée, Carmelo Bragado regardait avec envie la femme, une Flamande dans la trentaine, blonde comme presque toutes les femmes de son pays. Avec ses mains rougies par le travail et ses dents inégales, elle n’était pas particulièrement jolie. Mais elle avait la peau blanche, des hanches larges sous son tablier et une poitrine généreuse que retenaient les cordons de son corsage, comme les femmes que peignait à la même époque Pierre Paul Rubens. En un mot, elle avait cet air d’oie resplendissante de santé qu’ont souvent les paysannes flamandes quand elles ne sont pas encore fanées. Tout cela – comme le capitaine Bragado et la plus niaise des recrues pouvaient le deviner à la façon dont elle et Diego Alatriste s’ignoraient en public – pour le plus grand malheur de son mari, un paysan flamand enrichi, dans la cinquantaine, au visage fermé, qui allait et venait en s’efforçant de servir ces étrangers hautains et terribles qu’il haïssait de toute son âme mais que la malchance avait envoyés chez lui, munis de billets de logement. Un mari qui ne pouvait que ravaler sa colère et son dépit toutes les nuits quand, après avoir entendu sa femme se couler silencieusement hors du lit conjugal, il devinait ses gémissements sourds et les craquements de la paillasse de feuilles de maïs où couchait Alatriste. Pourquoi cette complaisance ? Il faudrait sans doute en chercher la raison dans la vie intime du couple. Bien sûr, le Flamand obtenait certains avantages en échange : sa maison, ses biens et son cou étaient à l’abri, ce qu’on n’aurait pu dire de tous les habitants chez qui les Espagnols logeaient. L’homme avait beau être cornard, sa femme frayait avec un seul homme et de bon cœur, plutôt que par force et avec plusieurs. Somme toute, dans les Flandres comme partout en temps de guerre, il aurait eu bien tort de ne pas se consoler, le plus grand soulagement pour presque tout le monde ayant toujours été de rester vivant. Et au moins ce mari était-il vivant.

— J’ai des ordres pour vous, dit l’officier. Une descente par le chemin de Geertrud-Bergen. Pas trop de morts… Nous voulons simplement recueillir des renseignements.

— Des prisonniers ? demanda Alatriste.

— Deux ou trois nous conviendraient à merveille. Apparemment, le général Spinola pense que les Hollandais vont aller en bateau prêter main-forte aux gens de Breda, en profitant de la crue des eaux due à la pluie… Il faudrait aller à une lieue d’ici pour le confirmer. Sans bruit. Discrètement.

Silencieusement ou en embouchant les trompettes, une lieue sous cette pluie, dans les fondrières des chemins, n’était pas une mince affaire. Mais personne ne parut surpris. Tous savaient que, à cause de cette même pluie, les Hollandais resteraient dans leurs cantonnements et leurs tranchées, ronflant à poings fermés tandis que quelques Espagnols s’infiltreraient à leur barbe.

Diego Alatriste lissa sa moustache avec deux doigts.

— Quand partons-nous ?

— Maintenant.

— Combien d’hommes ?

— Toute l’escouade.

L’un des hommes assis à la table poussa un juron et le capitaine Bragado se retourna, les yeux étincelants. Aucun des soldats ne releva la tête. Alatriste, qui avait reconnu la voix de Curro Garrote, lui lança un regard.

— Ces messieurs ont peut-être quelque chose à redire, dit Bragado très lentement.

Il avait laissé le pichet de vin chaud sur la table, sans le terminer, pour poser la main sur le pommeau de son épée. Il montra ses dents sous sa moustache, des dents fortes et jaunies qui faisaient penser aux crocs d’un chien de chasse prêt à mordre.

— Personne n’a rien à redire, répondit Alatriste.

— Tant mieux.

Garrote releva la tête, piqué par cette personne. C’était un tranche-montagne maigre et basané, la barbe rare, frisée comme celle des Turcs contre qui il s’était battu à bord des galères de Naples et de Sicile. Il avait les cheveux longs et gras, une boucle en or à l’oreille gauche et aucune à l’oreille droite, qu’un cimeterre turc – racontait-il – avait tranchée en deux devant l’île de Chypre ; d’autres parlaient d’une bagarre au couteau qui avait mal tourné dans un bordel de Raguse.

— Moi si. J’ai trois choses à dire à M. le capitaine Bragado, lança-t-il. La première est que le fils de ma mère se moque bien de faire deux lieues sous la pluie, avec des Hollandais, avec des Turcs ou avec leurs putains de mères…

Il avait parlé d’une voix ferme et dure, sans mâcher ses mots. Ses compagnons le regardaient, certains avec approbation, attendant la suite. Tous étaient des vétérans, pour qui l’obéissance à la hiérarchie militaire était devenue une seconde nature, de même que l’insolence, car le métier des armes faisait d’eux des hidalgos. Un Anglais, un certain Gascoigne, avait vu à l’œuvre cette discipline, nerf des tercios, écrivant dans La Furie espagnole à propos du sac d’Anvers : « Les Wallons et les Allemands sont aussi indisciplinés que les Espagnols sont admirables pour leur discipline. » Ce qui n’était pas peu dire s’agissant d’un Anglais qui ne souffrait pas les Espagnols. Quant à l’arrogance des soldats, il suffira ici de rapporter l’opinion de Don Francisco de Valdez, qui, tour à tour capitaine, sergent-major, puis mestre de camp, savait de quoi il parlait : « Presque tous ont horreur d’être astreints aux ordres, particulièrement l’infanterie espagnole qui, de tempérament plus colérique, a peu de patience », avait-il écrit dans Espejoy disciplina militar. À la différence des Flamands, posés et flegmatiques, qui ne mentaient pas, ne se mettaient pas en colère et faisaient tout avec beaucoup de calme – mais pingres au point que, s’ils avaient été des horloges, ils n’auraient même pas donné l’heure –, en Flandres les Espagnols eurent toujours la certitude que le miracle de leur discipline de fer sur le champ de bataille tenait à leur valeur face au danger et à leur vaillance dans l’adversité. Mais celles-ci les rendaient aussi passablement rudes, notamment avec leurs supérieurs, qui devaient tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de parler. Il n’était pas rare en effet que, risquant ainsi le gibet, de simples soldats poignardent un sergent ou un capitaine pour se venger d’injures réelles ou supposées, de châtiments humiliants ou d’une parole déplacée.

Bragado savait tout cela. Il se retourna vers Diego Alatriste, comme pour l’interroger en silence, mais il ne trouva devant lui qu’un visage impassible. Alatriste était de ceux qui laissent à chacun la responsabilité de ce qu’il dit et de ce qu’il fait.

— Vous avez parlé de trois choses, monsieur… dit Bragado en regardant Garrote avec beaucoup de flegme et de sang-froid, l’air menaçant. Quelles sont les deux autres ?

— La dernière distribution de vêtements remonte au Déluge et nous sommes en haillons, poursuivit Garrote sans s’émouvoir. On ne nous donne pas à manger et on nous interdit de continuer à fourrager pour nous nourrir… Ces coquins de Flamands cachent leurs meilleures victuailles. Et quand ce n’est pas le cas, ils nous les vendent à prix d’or – il désigna avec rancœur leur hôte, qui observait la scène de l’autre pièce. Je suis sûr que si nous pouvions le chatouiller avec une dague ce chien nous montrerait le chemin d’une dépense bien garnie ou d’une marmite remplie de florins, enterrée quelque part.

Le capitaine Bragado écoutait patiemment, apparemment serein, mais sans ôter la main du pommeau de son épée.

— Et la troisième ?…

Garrote haussa un peu le ton, ce qu’il fallait pour être arrogant sans aller trop loin. Il savait que Bragado n’était pas homme à tolérer un mot plus haut qu’un autre, ni de ses vieux soldats, ni du pape – avec une exception peut-être pour le roi, faute de pouvoir faire autrement.

— La troisième et la plus importante, monsieur le capitaine, c’est que ces messieurs les soldats, comme vous nous appelez à très juste titre, n’ont pas touché leur solde depuis cinq mois.

Cette fois, des murmures étouffés d’approbation coururent autour de la table. De tous les soldats qui y étaient assis, seul l’Aragonais Copons resta muet, les yeux fixés sur le morceau de pain dur dont il faisait des mouillettes qu’il trempait dans son bol. Le capitaine se retourna vers Diego Alatriste, toujours debout devant la fenêtre. Sans desserrer les dents, mon maître soutint son regard.

— Vous êtes d’accord avec ce qu’il dit ? lui demanda Bragado d’une voix bourrue.

Impassible, Alatriste haussa les épaules.

— Je suis d’accord avec ce que je dis, répondit-il. Et parfois je suis d’accord avec ce que font mes camarades… Mais, pour le moment, je n’ai rien dit et ils n’ont rien fait.

— Mais ce soldat nous a fait part de son opinion.

— Chacun est maître de ses opinions.

— C’est pour cette raison que vous me regardez sans rien dire, monsieur Alatriste ?

— C’est pour cette raison que je me tais et que je vous regarde, monsieur le capitaine.

Bragado le fixa longuement, puis hocha lentement la tête. Les deux hommes se connaissaient bien et l’officier voyait juste quand il fallait distinguer fermeté et injures. Au bout d’un moment, il ôta sa main de son épée pour se caresser le menton. Puis il observa les soldats assis autour de la table, reposant la main sur le pommeau de sa rapière.

— Personne n’a touché sa solde, dit-il enfin en s’adressant à Alatriste, comme si c’était lui et non Garrote qui avait parlé ou qui méritait une réponse. Ni vous ni moi. Ni notre mestre de camp ni le général Spinola… Pourtant, Don Ambrosio est génois et il est issu d’une famille de banquiers !

Diego Alatriste l’écouta sans rien dire. Ses yeux clairs étaient toujours fixés sur ceux de l’officier. À la différence d’Alatriste, Bragado n’avait pas servi dans les Flandres avant la trêve de douze ans. À l’époque, les mutineries étaient fréquentes. Alatriste en avait vu plusieurs de près, quand les troupes avaient décidé de ne plus se battre, après des mois et même des années sans solde. Mais il ne s’était jamais rallié aux mutins, même pas quand la situation financière précaire de l’Espagne avait fini par institutionnaliser la mutinerie comme unique moyen pour les soldats de se faire payer leur dû. L’alternative était le sac des villes, comme à Rome et à Anvers :

Car je suis venu sans manger, et si j’ose le demander, alors on me montre un château de mille Flamands aux créneaux.

Pourtant, dans cette campagne, sauf pour les places prises d’assaut et dans le feu de l’action, le général Spinola avait pour politique de ne pas faire trop violence à la population civile, afin de ne pas nous aliéner sa sympathie, déjà bien compromise. Si Breda tombait un jour, la ville ne serait pas mise à sac et les efforts de ceux qui l’assiégeraient ne seraient pas récompensés. Menacés de se retrouver sans butin et sans solde, les soldats commençaient à faire grise mine et à murmurer entre eux. Le plus sot y aurait vu un signe avant-coureur.

— De plus, ajouta Bragado, seuls les soldats d’autres nations réclament leur solde avant le combat.

C’était vrai. Quand l’argent manquait, il ne restait plus que la réputation. Les tercios espagnols mettaient un point d’honneur à ne pas exiger leurs arriérés de solde et à ne pas se mutiner avant une bataille, pour qu’on ne puisse les accuser d’avoir peur de se battre. Sur les dunes de Nieuport et à Alost, les troupes déjà mutinées suspendirent même leurs réclamations pour aller au combat. À la différence des Suisses, des Italiens, des Anglais et des Allemands, qui exigeaient souvent de toucher les soldes qui leur étaient dues comme condition pour se battre, les soldats espagnols se mutinaient seulement après leurs victoires.

— Je croyais avoir affaire à des Espagnols, conclut Bragado, pas à des Allemands.

La pique fit son effet. Mal à l’aise, les hommes s’agitèrent sur leurs sièges tandis que Garrote grommelait un « Nom de Dieu » sonore, comme si l’on s’en était pris à l’honneur de sa mère. Une lueur apparut discrètement dans le regard glauque du capitaine Alatriste. Car ces paroles eurent un effet merveilleux : on n’entendit plus une seule protestation autour de la table. L’officier ébaucha un sourire à l’intention d’Alatriste, comme entre vieux routiers.

— Vous partez sur-le-champ, lança Bragado. Alatriste lissa encore sa moustache entre deux doigts, puis il regarda ses camarades.

— Vous avez entendu le capitaine… dit-il. Les hommes commencèrent à se lever : Garrote à contrecœur, les autres avec résignation. Petit, maigre, noueux et dur comme une trique, Sebastián Copons était debout depuis longtemps avec son fourbi, sans attendre d’ordre de personne, comme si les retards, toutes les soldes et le trésor du roi de Perse ne lui faisaient ni chaud ni froid : fataliste comme les Maures que ses aïeux égorgeaient encore il n’y avait pas si longtemps. Diego Alatriste le vit mettre son chapeau et sa cape pour aller prévenir les autres soldats de l’escouade, cantonnés dans le hameau voisin. Ils avaient fait ensemble bien des campagnes, depuis Ostende jusqu’à Fleurus. Et maintenant Breda. De toutes ces années, c’est à peine s’il l’avait entendu prononcer trente mots.

— Pardieu, j’allais oublier ! s’exclama Bragado.

Il avait repris son pichet et le vidait en regardant la Flamande qui nettoyait la table. Sans cesser de boire, le pichet en l’air, il fouilla sous son pourpoint et sortit une lettre qu’il tendit à Diego Alatriste.

— Elle est arrivée pour vous il y a une semaine.

L’enveloppe était cachetée à la cire et les gouttes de pluie avaient fait couler un peu l’encre de l’adresse. Alatriste lut le nom de l’expéditeur au verso de l’enveloppe : Don Francisco de Quevedo Villegas, à l’Auberge de la Bardiza, Madrid.

Sans le regarder, l’hôtesse le frôla au passage d’un sein généreux et ferme. L’acier des lames que l’on glissait dans les fourreaux brillait, comme le cuir bien graissé des ceinturons. Alatriste prit sa casaque de peau de buffle et l’enfila posément avant de ceindre son baudrier auquel pendaient son épée et sa dague. Dehors, la pluie crépitait toujours sur les vitres.

— Deux prisonniers, au moins, insista Bragado.

Les hommes étaient prêts, moustachus et barbus sous leurs chapeaux et les replis de leurs capes cirées, constellées de reprises grossières et de pièces. Ils n’emporteraient avec eux que des armes légères pour cette sortie. Pas de mousquets, de piques ou d’autres armes qui auraient pu les gêner, mais des épées et des dagues en bon acier de Tolède, de Sahagún, de Milan et de Biscaye. Et puis quelques pistolets, dont la crosse ferait une bosse sous les vêtements mais qui ne serviraient à rien avec leur poudre mouillée par tant de pluie. Un peu de pain, une paire de cordes pour ligoter les Hollandais. Et ces regards vides, indifférents, de vieux soldats prêts à affronter une fois de plus les hasards du métier, avant de retourner un jour au pays, couturés de cicatrices, sans trouver de lit dans lequel se coucher, de vin à boire ni de feu pour faire chauffer la soupe. Quand ils ne recevaient pas cinq pieds de terre flamande sous laquelle dormir éternellement, emportant avec eux la nostalgie de l’Espagne.

Bragado termina son vin, Diego Alatriste l’accompagna jusqu’à la porte et l’officier sortit en silence. Point de phrases ni d’adieux. Ils le virent s’éloigner à cheval sur la digue et croiser Sebastián Copons, qui était de retour.

Alatriste sentit les yeux de la femme fixés sur lui, mais il ne se retourna pas. Sans un mot pour dire s’il partait pour quelques heures ou pour toujours, il tira la porte et s’en alla sous la pluie, sentant l’eau pénétrer par les semelles usées de ses bottes. L’humidité le glaçait jusqu’à la moelle, ravivant ses anciennes blessures. Il poussa un petit soupir, puis se mit à marcher, écoutant derrière lui ses compagnons patauger dans la boue. Tous se dirigeaient vers la digue où Copons attendait sous l’averse, immobile comme une statuette solidement campée sur ses pieds.

— Saloperie de vie, dit quelqu’un.

Sans un mot de plus, tête basse, enveloppés dans leurs capes trempées, les Espagnols disparurent dans le paysage gris.